Chevauchée en pays masaï
Le Kenya à cheval, octobre 1976. Le récit d'Anne Mariage nous emmène en terres africaines au cœur des traditions masaï et de la faune sauvage... D'origine anglaise et naturalisé kenyan, Tony Church est celui qui l'accompagne à travers ces terres arides.
Kenya à cheval, terre de vie sauvage
Les prémices d'une randonnée équestre exceptionnelle
Les
chevaux nous attendent sur
l'autre versant du Rift, près du Uaso Nyiro, où un vaste campement de
tentes couleurs lichen est installé sous des acacias parasols. Nos
montures, Watamu, Kipsigi, Tuga, Selou, Nanyuki… sont des “arabes-somalis” pour
la plupart. Ils sont en état, robustes et ont de bons aplombs. Quelques
pur-sang anglais, des chevaux de polo destinés aux plus grands gabarits,
complètent la cavalerie. Les
chevaux ont été introduits au Kenya par les premiers explorateurs, puis les
fermiers britanniques ayant combattu en Éthiopie pendant la Seconde Guerre
mondiale. Croisés de sang sud-africain, ils se sont répandus dans toutes les
fermes des hauts-plateaux et se sont habitués à la présence d’animaux sauvages.
Dès la fin de l’après-midi nous sommes en selle,
très excités et ravis du pas décidé qu’adoptent nos montures. Tony m’a attribué
Bunduki, un hongre alezan, plutôt petit et débordant d’énergie. Tout de suite,
c’est l’entente parfaite et, pendant longtemps, à chaque retour au Kenya, le
généreux Bunduki fera partie des rendez-vous que je ne voudrais pas manquer.
Le feuillage léger des acacias parasols tamise
la lumière, les eaux sont très basses en cette fin de saison sèche. De
minuscules antilopes, trente centimètres tout au plus, les diks-diks,
jaillissent des fourrés et bondissent comme des balles de ping-pong vers un
autre refuge. A chaque randonnée équestre, nous rencontrons un festival d'animaux, tous aussi nombreux et différentes les uns des autres.
Nous rejoignons le campement au
crépuscule : de grands feux illuminent la pénombre d’une cathédrale
d’acacias.
A la veillée, Tony explique l’approche des animaux, comment se comporter,
porter des vêtements couleur brousse, parler à voix basse. Par sécurité, ne
jamais passer devant le guide, ne jamais s’écarter du
groupe ; ensemble, nous inquiétons les prédateurs, mais un cavalier
isolé devient une proie… À bon entendeur ! Nous
apprenons tout sur l’organisation des campements et des journées, les soins aux
chevaux, les repas, etc. Et les toilettes ? Ce sont des feuillées sèches, soit
une tranchée surmontée d’un siège, sous une tente de toile verte, signalée la
nuit par une lampe tempête.
On nous a tellement parlé de lions ce soir qu’un
cavalier hasarde :“ Et que
fait-on si les lieux sont occupés par un lion ? — Eh bien, vous attendez votre tour.” Kenyan
sans doute, mais humour british.
Les bergers masaïs
À l’approche à cheval du camp de Lemek, de grands
troupeaux de vaches sont convoyés par des Masaïs qui viennent les faire boire
dans ce fond de vallée où poussent de grands acacias parasols et une herbe
fraîche. Nullement intimidés, les Masaïs
s’approchent ; les échanges sont bon enfant et ils rient à tout
propos. Pour la plupart, ce sont des jeunes hommes et
des adolescents, cheveux rasés, pieds nus, vêtus d’une tunique rouge, la chuka ; armés d’une lance et d’un
casse-tête, portent des bijoux de perles de couleurs aux poignets, au cou et aux
oreilles, une tabatière en sautoir ou coincée dans un trou percé dans le lobe
de l’oreille. Ce qui frappe surtout est leur taille élancée, la finesse des
traits, les longs visages ovales, la grâce des gestes, leur dignité.
En fin de journée, lorsque nous rentrons de notre randonnée à cheval au camp, les bergers que nous avions vus au point d'eau nous invitent à leur manyatta, qui est en fait leur maison. Bien évidemment nous acceptons, car nous sommes curieux d'aller voir de plus près le village. Femmes et enfants nous entourent, nous prennent
par la main, touchent nos cheveux, vêtements, lunettes. On nous observe avec
une curiosité ponctuée d’éclats de rire. Une sorte de relation se créé entre deux groupes d'Hommes similaires et différents à la fois... Ces relations se sont entretenues pendant plusieurs années au cours de mes différents passages. Chaque retrouvaille était plus extraordinaire que la fois précédente !
Réserve Masaï Mara, rencontre à cheval avec la faune kenyane
Journée à cheval à découvert dans les plaines, le domaine des grands troupeaux de zèbres et de gnous, celui des buffles et aussi des girafes. Nous risquons un galop tranquille pour nous habituer au terrain et, subitement, toute la savane se met en mouvement : dix espèces différentes, plus peut-être, une multitude d’animaux que nous n’avions même pas vus et qui cohabitent, se mettent à courir à l’unisson, dans une harmonie de paradis terrestre.
Les zèbres grassouillets ne sont pas du tout rassurés par nos équidés apprivoisés ; si nous approchons, ils détalent des quatre sabots en poussant des cris comme de petits braiements secs. Ils opèrent des mouvements d’ensemble en parfaite synchronisation, tel un banc de poissons. Les rayures, noires et argentées, si marquées et régulières, représente un camouflage parfait : à courte distance déjà, ils se fondent dans la savane. Les animaux les plus nombreux sont les gnous, de vrais clowns : un corps grêle, gris fer, une tête un peu lourde prolongée d’une barbe blanche, ils caracolent la tête entre les antérieurs, comme des chevaux à bascule, tous en cadence. Avec eux nous partageons d’inoubliables parties de galop : ils accélèrent simulant la panique, s’arrêtent brusquement pour nous observer, font volte-face et repartent en ruant avec la même frénésie. Pris au jeu, nos montures allongent, nous ne touchons plus terre.
Dans la région de Masaï-Mara, les troupeaux de girafes peuvent facilement atteindre jusqu’à cinquante d'individus. Rencontrer ces grandes dames, c'est toujours un moment intense. Pensant qu'elles sont camouflées par des acacias, on ne voit que leurs têtes cabossées de petites cornes veloutées, les yeux frangés de longs cils. A cheval, nous nous faisons discrets pour ne pas les perturber mais, dans les espaces ouverts où rien n’entrave leur progression, il nous arrive, exceptionnellement, de nous approcher au galop. Les girafes alors prennent aussi le galop, croisant leurs longues jambes, projetant leur cou et fouettant de la queue. C’est un galop comme dans un rêve, au ralenti tant le mouvement est ample.
Il nous arrive d'effectuer des incursions en véhicules 4x4
dans la réserve de Masaï Mara, où nous ne pouvons pas pénétrer avec les chevaux. Nous partons avant l’aube pour voir la savane
s’éveiller et assister à la course des guépards ou l’affût d’un léopard,
observer les jeux d’une famille de lions, des affrontements de hyènes ou la
chasse d’une horde de lycaons. On a beau avoir vu mille reportages
exceptionnels, vivre une fois seulement de tels moments dans les senteurs et
polyphonies de la brousse au lever du jour est irremplaçable.
Une fin d'après-midi, nous approchons à cheval d'un troupeau de plusieurs centaines de buffles paisibles, censé être un simple troupeau de vaches et non de vieux mâles solitaires selon Tony...Nous pouvons détailler les petits yeux curieux qui nous observent sous l'épais bandeau des cornes. A moins de cent mètres, Tony lance le galop. Pendant quelques instants nous nous rapprochons à toute vitesse d'une mer de cornes noires qui nous font face, immobiles. Soudain, les buffles les plus proches pivotent et prennent la fuite. C'est alors que nous partageons un galop entre chevaux et buffles, au son des sabots qui frappent le sol provocant un nuage de poussière.
Une soixantaine d'hippopotames batifolent dans les
eaux profondes du Kiboko Pool, "le bassin des hippopotames". Les chevaux ont été attachés à distance et nous approchons en
catimini derrière les buissons du rivage. Tout à leurs ébats, ils ne nous
détectent pas : ébrouements et clapotements énormes. Immergés quelques instants, ils jaillissent
soudain à la surface tels des bouchons, rejettent bruyamment l’eau par leurs
énormes naseaux, et font frétiller leurs oreilles ridiculement petites,
poussent d’amples grognements répétés, ouvrent parfois la gueule laissant
apparaître des canines acérées comme des sabres. Il est difficile de croire que des animaux aussi patauds qui paraissent inoffensifs puissent être aussi dangereux !
Avec son abondante végétation, Masaï Mara est la salle à manger de nombreux troupeaux
d’éléphants : ils consomment 200 kilos de végétaux par jour. Approcher à cheval ces pachydermes est un challenge que nous aimons relever. Il faut les aborder sous le vent et se montrer,
surtout ne pas les surprendre, avancer calmement. le moindre mouvement brusque ou bruit inhabituel peut les faire fuir. En faisant preuve d'une grande patience, nous avons connu des tête-à-tête tout à fait paisibles : quinze chevaux, vingt
éléphants, les uns pâturent rênes longues, les autres somnolent, trompe basse. Les éléphanteaux
sont toujours regroupés à l’intérieur d’un cercle d’adultes, et ce sont généralement les
femelles qui sont les plus proches de nous. Chaque seconde est une part d'éternité face à ces géants de la savane...
Lors d'une randonnée à cheval dans la brousse, Tony nous signifie un arrêt de manière inhabituelle. Les chevaux ont compris. Là, dans ces buissons, un fauve dévore sa proie.
Approchant doucement, chacun retient sa
respiration, assure son assiette, prêt à un départ soudain. Nous marquons un
arrêt à cent mètres des fourrés. Deux chevaux soufflent bruyamment… Comme un
éclair, deux lionnes jaillissent du couvert et fuient. Nous approchons
davantage, toujours prudemment les chevaux avancent à contrecœur, une autre lionne s’échappe. De
plus en plus intrigués nous y allons franco, le bosquet est certainement vide…
Une dernière lionne part, à regret. Il n’y a plus dans le fourré que le
squelette et la tête d’un phacochère. Une montée d'adrénaline incroyable !
Les souvenirs de chevauchées africaines
La falaise de Soït Oloolool domine toute la réserve de Masaï Mara
et une partie du Parc National de Serengeti, en Tanzanie. La vue imprenable qui s’étend
jusqu’aux Loïta Hills et au-delà ; nous pouvons retracer tout notre
itinéraire et nous remémorer les moments incroyables et uniques que nous venons de vivre sur ces terres sauvages.
Les
levers avant l’aube, quand la Croix du Sud est couchée sur l’horizon, l’odeur
du pain cuit dans la braise, la complicité avec les Africains qui nous
accompagnent, les départs à cheval dans une savane bruissante de vies qui
s’éveillent, parfum de mimosa des acacias en fleurs, douceur des alizés, ciels
immenses, générosité des chevaux, chaleur plombante du soleil au zénith,
spectacle de tant d’animaux qui vaquent à leur quotidien en totale harmonie et
nous acceptent dans leur univers, regard d’or des guépards, promenades du soir,
couchers de soleil flamboyants, éveil des vies nocturnes – le cri déchirant des
galagos –, veillées qui se prolongent autour du feu, alertes au lion, dernier
bonsoir aux chevaux tandis que montent dans le ciel les étoiles australes :
Fomalhaut, Phénix, Al-Naïr. Vision biblique des Masaïs ramenant leurs troupeaux
dans la poussière dorée du soir… une Afrique à portée de cœur grâce aux
chevaux.
Chaque étape réserve de nouvelles aventures auxquelles la présence des chevaux autant que la personnalité de Tony Church, sa connaissance du terrain, des traditions masaïs et de la vie animale apportent une saveur d’exception. Le pari est gagné, je reviendrai à raison de trois et parfois quatre fois par an.
Texte : Anne Mariage.
Découvrez son livre : Chevaux d'Aventure
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